A Dieu… s’il existe
A C.-A. Molénat

Si j’avais été toi, quand tu fus Créateur,
Je n’eusse pas créé tes beaux chefs-d’œuvre immondes,
Je n’eusse pas pétri, sculpteur et tourmenteur,
De fange et de soleil tes milliards de mondes ;
Moins féroce que toi, j’eusse aimé mieux, au lieu
D’inventer tant de mal et tant de servitudes,
Rêver sereinement dans mes béatitudes.
J’eusse dormi, si j’avais été Dieu !

Je sais que les ennuis de ton oisiveté,
Te torturant les nerfs, t’inspiraient la torture,
Qu’il fallait pour charmer ta morne éternité
Des hochets sanglants ; mais quand on est de nature
Juste, impeccable et forte, on cherche un autre jeu !
Quand on se prétend bon on le prouve ; on invente
Un passe-temps plus doux ! Eh ! parbleu ! je m’en vante,
J’eusse trouvé, si j’avais été Dieu !

Je n’eusse pas tiré le papillon, du ver,
Le blé, la vigne et l’or, des terres remuées,
L’été beau de clartés, des sombreurs de l’hiver,
Le diamant, du sol, l’étoile, des nuées,
L’esprit, de la matière, et de toi, l’espoir bleu !
Puisque toute beauté naît d’essence grossière,
Puisque tout est poussière et retourne en poussière,
Rien ne fût né, si j’avais été Dieu !

Et pourquoi créas-tu l’homme, ce dieu raté ?
La femme, ce démon ? ces deux bêtes de somme,
Faites pour s’accoupler et qui n’ont enfanté
Jamais, que des fils comme eux, tes chefs-d’œuvre en somme ?
Pourquoi nous créas-tu, nus, laids, sans feu ni lieu,
Avec des yeux en pleurs, des fronts qui s’humilient,
De la mort dans le sang et des bras qui supplient ?
J’eusse eu pitié, si j’avais été Dieu !

Pourquoi créer le sol ? la mer ? Pour y creuser
Des tombeaux à la vie éternellement brève !
Le vent ? Pour tout flétrir ! Le temps ? Pour tout user !
Les cieux ? Pour qu’on n’y pût jamais monter qu’en rêve !
Pourquoi faire un soleil qui pleure quand il pleut ?
Pourquoi frapper la lune avec une effigie
Qui montre au gueux sans gîte et nargué par l’orgie
Que l’or est roi partout, même chez Dieu ?

Si tu voulais vouer ma race à tous les maux,
Pourquoi donc nous donner des instincts de génie
Et créer, en créant le roi des animaux,
Le prêtre qui te vend, le savant qui te nie ?
S’il est vrai que tout tourne autour de ton essieu,
Meilleur, plus Dieu que toi, poète et réfractaire,
Moi je te crache au nez les larmes de la terre :
J’en rougirais si je m’appelais Dieu !

Enfin, si j’étais Dieu, si j’étais toi, tyran !
J’aurais honte et pitié de l’infini qui souffre ;
J’essaierais une fois d’être bon, d’être grand,
Et m’engrossant d’éclairs et de lave et de soufre,
Dans un tonitruant rayonnement de feu,
M’irradiant partout en flamboyante pieuvre,
Je me ferais sauter moi-même avec mon œuvre,
Prouvant ainsi que j’étais vraiment… Dieu !

(Extrait de Paul-Napoléon Roinard. Choix de poèmes,
Editions Eugène Figuière, Paris, 1932.)

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Nocturne
A Willette

Au clair de la lune,
Notre ami Pierrot
S’en vient chez sa brune
Et cogne au carreau ;

Au clair de la lune,
La lune en zéro
A l’air d’une thune
Et rit de Pierrot.

Au clair de la lune,
Notre ami Pierrot,
Sans monnaie aucune,
Croque le marmot.

Au clair de la lune
On ouvre, et d’un mot,
Très gros… de rancune,
On chasse Pierrot.

Au clair de la lune,
Notre ami Pierrot
Qu’amour importune
Rêve le gros lot.

Au clair de la lune,
Chaque étoile éclôt
Fleur d’or, et chacune
Fascine Pierrot.

Au clair de la lune,
Notre ami Pierrot
Compte une par une
Leurs clartés dans l’eau.

Au clair de la lune,
La Seine, en son flot,
Roule la fortune
Et tente Pierrot.

Au clair de la lune,
Notre ami Pierrot
Du pont dans l’eau brune,
Fait le dernier saut.

Au clair de la lune,
La lune en zéro
A l’air d’une thune
Et rit Pierrot.

(Extrait de Nos Plaies,
Coopération typographique, Paris, 1886.)

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L’ère future
A Théodore de Banville.


Demain luira l’éclat du renouveau !
Demain luira le temps qui régénère
Au cœur le sang et le monte au cerveau !
Demain luira sanglant et sanguinaire
L’avril, enfin, révolutionnaire,
Tout tressaillant d’éclosions de fleurs
Dans un regain de sons et de couleurs,
L’avril doré, frais jailli de la mue,
Dont la rosée effacera nos pleurs.
Maître Soleil, pèle-nous pour la mue.

Le Temps a beau tourner sur son pivot,
L’enfant grandit plus grand que qui l’élève,
L’heure en sonnant fera sonner le glaive,
Demain luira l’éclat du renouveau.

Dessous le sol un haineux frisson erre,
Souffle-ouragan qui de poitrine sort,
Tout prêt à prendre en trombe son essor.
Demain luira le temps qui régénère.

Le vin fermente en la nuit du caveau.
La haine aussi, qui bouillonne dans l’ombre,
A le ferment obscur qui rend plus sombre
Au cœur le sang et le monte au cerveau.

Foudre et poudre pour saluer une ère
Longue et nouvelle, à coups de grondements,
Hueront la fin de nos gouvernements.
Demain luira sanglant et sanguinaire !

Puis, dans le loin éteignant son tonnerre,
L’éclair mourra sous la rouge clarté
D’où renaîtra, grand de sérénité,
L’avril, enfin, révolutionnaire.

Avril de paix sans orgueilleux troubleurs,
Sans autre dieu ni maître, entre homme et terre,
Que la matière et son puissant mystère,
Tout tressaillant d’éclosions de fleurs,

De papillons fous et d’oiseaux siffleurs
Dont le doux vol et la douce harmonie
Nous chanteront des chansons de génie
Dans un regain de sons et de couleurs.

Alors luira la justice inconnue
De l’égoïste et de l’ambitieux ;
Alors luira, plus doré que nos cieux,
L’avril doré, frais jailli de la nue,

Plein de gaîtés, de baisers cajoleurs,
Plein d’amour libre, exempt d’hypocrisie,
Plein de bonheur, de bleu, de poésie
Dont la rosée effacera nos pleurs.

Et ce matin dont l’espoir nous remue
N’attend qu’un rien pour resplendir enfin !
Et ce rien, c’est l’accord des meurt-de-faim !
Maître soleil, pèle-nous pour la mue.

Envoi
L’avril doré, frais-jailli de la nue
Dont la rosée effacera nos pleurs,
Apaisera le trouble en tous les cœurs !
Fais-nous beaux, fiers, robustes et vainqueurs,
Maître soleil ! pèle-nous pour la mue !

(Extrait de Paul-Napoléon Roinard. Choix de poèmes,
Editions Eugène Figuière, Paris, 1932.)

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Le réprouvé
A Paul Verlaine.

Son nom, symbolisant la haine de la guerre,
Sonna, brutal clairon, frémit, brusque drapeau,
Dans le bruit trivial du brouhaha vulgaire
Et doux plus que la paix hurla plus que la guerre !

Aussi fier qu’un pasteur en tête du troupeau,
Cet homme avait surgi de l’ombre solennelle
La houlette à la main, aux lèvres le pipeau,
Et la foule bêlait vers lui comme un troupeau.

Son verbe tutélaire et large ainsi qu’une aile
Semblait synthétiser la somme de douceur
Et de clarté que toute époque porte en elle ;
Et les douleurs venaient se blottir sous son aile.

Mais le rythme musclé de son vers précurseur
Battant le mur tremblant des étroites Morales,
L’inanité jalouse en le vide enlaceur
D’un silence désert cerna le précurseur.

Son art pareil à l’art puissant des cathédrales,
De son isolement ne vit plus s’approcher
Qu’un vol d’esprits visant les splendeurs sidérales
Où montent les oiseaux hanteurs de cathédrales ;

Sa droiture de glaive et son poids de rocher
S’ébrécha, s’enlisa, de même que s’enterre
Une nef trop lourde et que s’effrite un clocher
Trop hardi ; puis la lèpre envahit le rocher.

Ce prêcheur et scruteur d’âmes, dans le mystère
Du Beau, n’ayant trouvé le Bien, chercha le Laid,
Et, vautrant l’âpreté de son étude austère
Dans le Mal, s’acharna vers cet autre mystère.

L’auréole d’encens que jadis lui soufflait
Le calice floral des lèvres laudatives
Lentement s’éteignait sous le puant reflet
Que le vice livide à présent lui soufflait.

Souvent il regretta ses puretés natives ;
Mais la neige, qui roule en boue au pied des monts,
Vers leurs cimes ferait de vaines tentatives
Pour les recouronner de ses blancheurs natives.

Aux baisers pourrisseurs qui peuplent les limons,
Il livra sa cervelle et sa chair corrodées
D’ivresses que peut-être à tort nous blasphémons.
Qui sait ce qu’est la mer où s’en vont les limons ?

Ce riche qui semait au vent l’or des idées,
Dans sa ruine fut traité comme un goujat
Par les valets de ses largesses déprédées
Qu’hier il avait vu mendier ses idées.

Méprisable mépris qui pourtant l’affligea,
Lui le persuadé de la non-existence
Du Mauvais et du Bon, lui qui doutait déjà
Du Mieux toujours plus loin qui, jeune, l’affligea !

Alors ce fut l’Oubli sous la fumée intense
Des alcools assommeurs dont le sopor idiot
Renforce dans l’Instinct sa forte persistance
Vers l’impossible but de la débauche intense.

Et vieil aigle tombé de son orgueil si haut
Maintenant devenu de Génie, automate,
Grand cœur plus déprécié qu’un royal joyau
Il va, l’œil abattu d’avoir plané si haut.

Et bien que résigné sous le joug qui le mate,
S’il se cabre parfois c’est pour redéchirer
Son front ridé, fêlé, constellé d’un stigmate
A ces tenaces crocs de l’étau qui nous mate :

Le Rêve de savoir et le Fait d’ignorer !

(Extrait de Paul-Napoléon Roinard. Choix de poèmes,
Editions Eugène Figuière, Paris, 1932.)

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La crémation
A Emile Mellier.

Jamais vous ne voudrez, dites-vous, condescendre
A ce qu’après la mort on vous réduise en cendre.
Et vous vous rebellez, vous faites les fougueux,
Messieurs les riches ! Car ce ne sont pas les gueux
Qui refusent d’éteindre au milieu de la flamme
Les stigmates profonds que la misère et l’âme
Impriment dans leurs corps avant de s’exhaler.

Le gueux, s’il y songeait, préférerait brûler.
Mais il se moque bien de flamber dans un âtre
Ou d’être disséqué dans un amphithéâtre ;
Sa souffrance prend fin, voilà l’essentiel.
C’est donc vous qui voulez suivre, en montant au ciel,

Par le sentier battu la route accoutumée,
Y monter en miasme et non pas en fumée !
Le mot « crémation » vous fait bondir d’émoi.
Et pourquoi, s’il vous plaît ? Voyons, répondez-moi
Que nous objectez-vous ?…

Ce corbillard qui passe,
Tout constellé de fleurs et parfumant l’espace,
Tout panaché d’argent, traîné par des chevaux
Qui s’en vont, gravement, du pas lent des dévots,
Tout chargé d’une pompe absurde et superflue,
Qu’une foule accompagne et qu’une autre salue,
Ce corbillard emmène un puissant renommé,
Que la mort plus puissante a d’un coup supprimé.
Cet homme né parmi les heureux de la terre,
Enfant, montrait déjà son fameux caractère,
Cultivait au berceau l’art de martyriser,
Crevait les yeux des chats, rien que pour s’amuser,
Tyrannisait sa mère et griffait sa nourrice.
Puis, grandissant, il croît en fureur malfaitrice,
Brutalise ses chiens, ses chevaux et ses gens,
Et comme l’or rend plat jusqu’aux moins indulgents,
Se croyant tout permis parce qu’on le ménage,
Traite en souffre-douleurs les bambins de son âge,
Brise ou flagelle qui lui tombe sous la main
Et repaît ses instincts féroces de gamin.

L’onanisme à treize ans le rend livide et grave
Il recherche les coins où, seul, il se déprave,
Et, quand lui vient la barbe, il est déjà blasé.
Dès lors, il sent la soif d’un plaisir moins aisé,
Poursuit bestialement les filles de service ;
Des combles au sous-sol il assouvit son vice,
Et celle qui regimbe est chassée à l’instant.
– Jeune homme, il s’encanaille. En secret, achetant
Des gens que la misère a lassés d’être honnêtes,
Il reçoit ses amours des mains de proxénètes,
Et, se cachant derrière un coquin de métier,
Triche clans les tripots, devient boursicotier,
Triplement honorable en triplant sa fortune,
Et bâillonne avec l’or quiconque l’importune !
Mais comme il faut toujours paraître un peu noceur,
Pour briller à Paris, ce fourbe jouisseur
Voiture une maîtresse en vogue et fastueuse,
Destinée à voiler sa débauche boueuse.

Puis, un jour, il se prit d’ambition soudain,
Et lui, l’autoritaire et l’immonde gredin,
Sans pudeur, sans scrupule et sans foi politique,
Se porta candidat du camp démocratique.
Lui qui ne fut jamais qu’un cynique oppresseur
Des mœurs et du travail se dit le défenseur,
Promit ce qu’on voulut, fit des marchés infâmes,
Fit trafiquer des voix, fit corrompre les femmes,
Et, parjure d’avance à coups de fausseté,
De bassesse et d’argent, fut élu député.

Siégeant, il eut d’abord le talent de se taire,
De dormir sur son banc ; ensuite un secrétaire
Lui farcit le cerveau de banals boniments
Qu’il débita superbe et beau d’emportements,
Si bien qu’après six mois ce Clodoche sinistre,
De succès en échecs, se réveilla ministre.
Alors il renia ce qu’il avait promis,
Fit volte-face à droite et trouva des amis ;
Car il importe peu qu’on soit vil, sans conteste :
La puissance fait tout et l’argent fait le reste !
Existât-il un monstre épouvantable à voir
Qu’il aurait son troupeau d’encenseurs au pouvoir !
« D’ailleurs, on le disait si généreux, si brave,
« Si bienveillant d’accueil sous son air dur et grave !
« S’il fallait écouter tous les propos menteurs,
« On n’en finirait plus avec les détracteurs ! »
Bref, au Bois, au théâtre, aux courses, par les rues,
Bourgeois, banquiers, gommeux, dames, femmes et grues,
Se le montraient du doigt, des larmes dans les yeux.
Quant à lui, savourant ces pleurs délicieux,
Grandi par tout ce monde encrassé de bêtise,
Il passait radieux, couvrant sous sa feintise
Son mépris de tyran, ses désirs de démon,
Humant au beau soleil la gloire à plein poumon,
Et la nuit se soûlant des amours timorées
De vierges que la faim et l’or ont procurées,
Commettant sans remords les plus lâches délits,
Décorant les maris et salissant leurs lits,
Faisant mettre à Mazas quiconque est réfractaire
Et jusque dans l’inceste exigeant l’adultère.

Le vice enfin, lassé d’être courbé sous lui,
Soudain s’est révolté. Le jour vengeur a lui !
Ce sceptique pourri, meurt d’une mort honteuse.
Et vous voulez, de par une foi radoteuse,
Qu’après tous ses forfaits cet ignoble éhonté.
Gâtant ce qu’en sa vie il n’avait pas gâté,
Puisse, pour couronner son infecte besogne,
Encore empoisonner notre air de sa charogne !

Brute, qu’un culte vieux, ridicule et malsain,
Aveugle et rend stupide, homme qui te crois saint !
Si tu basais au moins ton droit de sépulture
Sur le devoir sacré qu’impose la nature
Aux détritus, d’aller fumer les petits pois,
Tes arguments auraient peut-être plus de poids.
Non ! ton entêtement réplique en arguties
Et, grâce à ton faux air de croire aux inepties,
Tu nous exposes tous à la contagion,
Pour l’unique respect d’une religion
Que tout le monde exploite et que nul ne respecte,
Tu veux nous empester de ta dépouille abjecte !
Tu veux que nous buvions dans l’eau, l’air et le vin
La puanteur qui dort en ton être divin !
Vivant, ce qu’on fera de toi mort te tracasse !
Tu veux qu’on te conserve, ô pieuse carcasse !
Tu veux qu’on te ravisse aux ruines du temps !
Mais l’éternel repos calme, auquel tu prétends,
Où le trouveras-tu ? Parce que l’on t’allonge
Dans un cercueil en plomb, parce que l’on te plonge
Dans l’opulente nuit d’un splendide caveau,
Que l’on t’aromatise avec un soin dévot,
Que l’on t’infuse à flots le phénol dans les veines,
Tu crois vivre toujours, mort : Précautions vaines :
Ton corps finira bien quelque jour par pourrir ;
On a beau s’obstiner à proprement mourir,
Notre mort est fangeuse et nul ne s’y dérobe.

Tout, l’air et le soleil, le ver et le microbe,
La moisissure verte et le champignon blanc,
Te pénétrant enfin, te rongeront le flanc !
Tout, jusqu’à l’eau bénite imbécile qui tombe
Sur ton cadavre avant qu’on l’emporte à la tombe,
Même les pleurs des tiens, par leur humidité,
Travailleront dans l’ombre à ta putridité !

(Extrait de Nos Plaies,
Coopération typographique, Paris, 1886.)

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Galop macabre
A Aristide Bruant.

Prends ta faux, à pleins poings, plonge-la par éclairs
Dans l’espace,
Tue et passe,
Au galop, sans repos, par les temps noirs ou clairs !

Je suis la Mort ! Je vais si vite que personne
Ne me voit, ne m’entend, à part qui je moissonne,
Et que rien, même pas le ciel, ne me soupçonne !
Je vais, et n’importe où posent les lourds sabots
De mon cheval géant, des trous s’ouvrent, tombeaux
Bâillant de l’âpre faim des loups et des corbeaux.
Je suis la Mort tenace, éternelle têtue
Qu’on ne peut rebuter ! Je vais, bride abattue,
Si vite qu’en tous lieux, en même temps, je tue !

Prends ta faux à pleins poings, plonge-la par éclairs !

Colossal, mon cheval aux fougues indressables
Court par le ciel, la mer, les neiges et les sables.
Sous son mâle poitrail ses élans incessables
Brisent, renversent tout, et son naseau puissant
Se retrempe en humant les flammes et le sang
Que font fumer le crime et la guerre en passant.
L’air gonfle et tord mon noir manteau d’impératrice
Sur sa croupe à poil rude. Il court et son caprice
Guide à tort à travers ma main dévastatrice.

Au galop, sans repos, par les temps noirs ou clairs !

Dédaigneuse je passe et, sans choisir ma proie,
J’endors ou j’assassine au hasard ; je foudroie
Sous l’éclair de ma faux, sans savoir qui je broie,
Sans savoir si je viens ou ne viens pas à point !
Inaccessible à tout, je ne m’attarde point
A qui me tend les bras ou me montre le poing !
Sans oreilles, sans yeux, sans nez et sans nature,
Mon crâne, dont le temps a durci l’ossature,
N’entend, ne voit, ne sent cri, pleur, ni pouriture !

Prends ta faux à pleins poings, plonge-la par éclairs !

Je n’ai ni sens ni cœur, et pourtant en moi pleure
Un sanglot incessant qui sonne comme l’heure
Suprême doit sonner, car le vent qui m’effleure,
Pénétrant ma carcasse et tournoyant dedans,
Fait vibrer mes grands os creux de sons discordants,
Que je recrache au ciel en grincements de dents.
Voilà pourquoi la mort, sans gorge et sans cœur, chante ;
Mais sa chanson qu’on croit lugubrement méchante,
Est consolante et douce en sa fureur touchante !

Au galop, sans repos, par les temps noirs ou clairs !

Bêtes, hommes, soleils, univers, sidérales
Immensités sans fin, cataractes astrales,
Dans vos foudres, vos cris, vos hurlements, vos râles,
Vous me priez sans cesse ou vous me menacez !
Tas de fous ! Allons donc ! mourez plus fiers ! Assez
D’anathèmes, assez de tonnerres lancés
Sur la vieille à la faux, qui fend l’air en coups d’aile,
La vieille est bonne et seule, aux jours de pleurs, fidèle,
Elle a pitié de vous ! Ayez donc moins peur d’elle !

Prends ta faux à pleins poings, plonge-la par éclairs !

Que le sanglot sourie et que le deuil s’enjoie !
Si je sème les pleurs, je sème aussi la joie.
Que la prunelle en feu des carnassiers rougeoie !
Hurrah ! les affamés ! La mort passe ! Mangez !
Laissez derrière moi des tas d’os bien rongés !
Loups, hurlez ! croassez, corbeaux ! requins, nagez !
Galops poudreux, vols noirs, blanche écume moirée
Brouillez l’air ! Hallali ! meute démesurée !
Ailes et dents, claquez ! La mort, c’est la curée !

Au galop, sans repos, par les temps noirs ou clairs.

Rois, place à mon cheval dont le crin s’échevèle
En flamme sous le vent ! Place aux gueux ! je nivelle,
Place aux jeunes ! je suis pour toute ère nouvelle !
Tous, hurrah ! Qui me hait, qui me craint, qui m’attend,
Devraient en hosanna constamment éclatant
Crier : « Vive la mort ! » car vivrait-on content
D’une immortalité sans espoir, sans envie,
Implacablement calme et toujours assouvie ?
Non, si la Mort mourait, on maudirait la vie ?

Prends ta faux à pleins poings, plonge-la par éclairs
Dans l’espace !
Au galop, sans repos, par les temps noirs ou clairs,
Tue et passe !

(Extrait de Nos Plaies,
Coopération typographique, Paris, 1886.)

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