Chant international [ou « Internationale noire »]

Chanson écrite par Louise Michel, publiée en 1897 dans l’« Almanach du Père Peinard ».

I
Debout les damnés de la terre !
Les despotes épouvantés
Sentant sous leurs pas un cratère,
Au passé se sont acculés.
Leur ligue folle et meurtrière
Voudrait à l’horizon vermeil
Éteindre l’ardente lumière
Que verse le nouveau soleil.

Refrain
Debout, debout, les damnés de la terre !
Ceux qu’on écrase en les charniers humains,
Debout, debout, les forçats de misère !
Unissons-nous, Latins, Slaves, Germains.

II
Que la troisième République
Se prostitue au tsar pendeur ;
Qu’une foule extralunatique
Adore l’exterminateur !
Puisqu’il faut que tout disparaisse,
Peu nous importe ! C’est la fin,
Partout les peuples en détresse
S’éveillent se donnant la main.
Au refrain

III
Bons bourgeois que César vous garde,
César aux grands ou petits bras :
Pape, République bâtarde ;
Les tocsins sonnent votre glas
Rois de l’or hideux et féroces.
Les fiancés que vous tuez
Demain auront de rouges noces.
Tocsins, tocsins, sonnez, sonnez.
Au refrain

IV
Les potentats veulent la guerre
Afin d’égorger leurs troupeaux :
Pour cimenter chaque frontière
Comme on consacrait les tombeaux.
Mais il vient le temps d’Anarchie
Où, dans l’immense apaisement,
Loups de France et de Sibérie,
Loups humains jeûneront de sang.
Au refrain

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La chanson du chanvre

Le printemps rit dans les branches vertes,
Au fond des bois gazouillent les nids ;
Tout vit, chantant les ailes ouvertes,
Tous les oiseaux couvent leurs petits.
Le peuple, lui, n’a ni sou ni mailles,
Pas un abri, pas un sou vaillant ;
La faim, le froid rongent ses entrailles.
Sème ton chanvre, paysan !
Sème ton chanvre, paysan !

Il ferait bon, si Jacques Misère
Pouvait aimer, de s’en aller deux !
Mais loin de nous amour et lumière !
Ils ne sont pas pour les malheureux !
Ne laissons pas de veuve aux supplices,
Ne laissons pas de fils aux tyrans,
Nous ne voulons point être complices.
Semez le chanvre, paysans !
Semez le chanvre, paysans !

Forge, bâtis chaînes, forteresses.
Donne bien tout, comme les troupeaux,
Sueur et sang, travail et détresses.
L’usine monte au rang des châteaux.
Jacques, vois-tu, la nuit sous les porches,
Comme en un songe au vol flamboyant,
Rouges, errer, les lueurs des torches.
Sème ton chanvre, paysan !
Sème ton chanvre, paysan !

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La danse des bombes

Amis, il pleut de la mitraille.
En avant tous ! Volons, volons !
Le tonnerre de la bataille
Gronde sur nous… Amis, chantons !
Versailles, Montmartre salue.
Garde à vous ! Voici les lions !
La mer des révolutions
Vous emportera dans sa crue.

En avant, en avant sous les rouges drapeaux !
Vie ou tombeaux !
Les horizons aujourd’hui sont tous beaux.

Frères nous lèguerons nos mères
A ceux de nous qui survivront.
Sur nous point de larmes amères !
Tout en mourant nous chanterons.
Ainsi dans la lutte géante,
Montmartre, j’aime tes enfants.
La flamme est dans leurs yeux ardents,
Ils sont à l’aise dans la tourmente.

En avant, en avant sous les rouges drapeaux !
Vie ou tombeaux !
Les horizons aujourd’hui sont tous beaux.

C’est un brillant levé d’étoiles.
Oui, tout aujourd’hui dit : Espoir !
Le dix-huit mars gonfle les voiles,
O fleur, dis-lui bien : au revoir.

En avant, en avant sous les rouges drapeaux !
Vie ou tombeaux !
Les horizons aujourd’hui sont tous beaux.

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Souvenirs de Calédonie
(Le chant des captifs)

Ici l’hiver n’a pas de prise,
Ici les bois sont toujours verts ;
De l’Océan, la fraîche brise
Souffle sur les mornes déserts,
Et si profond est le silence
Que l’insecte qui se balance
Trouble seul le calme des airs.

Le soir, sur ces lointaines plages,
S’élève parfois un doux chant :
Ce sont de pauvres coquillages
Qui le murmurent en s’ouvrant.
Dans la forêt, les lauriers-roses,
Les fleurs nouvellement écloses
Frissonnent d’amour sous le vent.

Viens en sauveur, léger navire,
Hisser le captif à ton bord !
Ici, dans les fers il expire :
Le bagne est pire que la mort.
En nos cœurs survit l’espérance,
Et si nous revoyons la France,
Ce sera pour combattre encor !

Voici la lutte universelle :
Dans l’air plane la Liberté !
A la bataille nous appelle
La clameur du déshérité !...
… L’aurore a chassé l’ombre épaisse,
Et le Monde nouveau se dresse
A l’horizon ensanglanté !

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La révolte

Parfois de sa terrible bouche,
La révolte crie en passant,
Parfois un silence farouche,
Creusera l’abîme plus grand.
Mais toujours la révolte veille
On la croit morte, elle s’éveille,
Son cœur bat éternellement.

La révolte est la conscience
Et tout être la sent en lui,
Lente, elle devient la vengeance
Quand l’ennui tombe sur l’ennui,
Les tortures sur les tortures,
Que s’entassent les forfaitures
Et tout le mal, jamais fini.

La révolte c’est la justice
Jetant les foules en avant,
Parfois elle est libératrice ;
Ses appels sonnent dans le vent,
Quand elle souffle sur les êtres
Ils vengent les lointains ancêtres
Ecrasés sur le sol sanglant.

Comme l’homme elle prend la bête,
Au cirque ainsi fait le taureau !
Mêlant dans la sauvage fête
Son sang au sang de son bourreau.
Monte, monte, révolte sainte !
Comme une mer monte sans crainte,
Au vieux monde creuse un tombeau.

Fais-toi plus grande que la terre
Afin de tout prendre à la fois :
Crime, désespoir et misère,
Codes sanglants, menteuses lois.
Monte, monte, révolte sainte !
Efface la maudite empreinte
De l’esclavage d’autrefois.

Il viendra le temps d’anarchie
Où les races se mêleront ;
La révolte gronde en furie,
Et le cyclone les confond
En une humanité nouvelle,
Qui commencera jeune et belle
Un temps heureux, libre et fécond.

(Publié dans « L’anarchie » du 28 septembre 1905.)

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A ceux qui veulent rester esclaves

Puisque le peuple veut que l’aigle impériale
Plane sur son abjection,
Puisqu’il dort, écrasé sous la froide rafale
De l’éternelle oppression ;

Puisqu’ils veulent toujours, eux tous que l’on égorge,
Tendre la poitrine au couteau,
Forçons, ô mes amis, l’horrible coupe-gorge,
Nous délivrerons le troupeau !

Un seul est légion quand il donne sa vie,
Quand à tous il a dit adieu :
Seul à seul nous irons, l’audace terrifie,
Nous avons le fer et le feu !

Assez de lâchetés, les lâches sont des traîtres ;
Foule vile, bois, mange et dors ;
Puisque tu veux attendre, attends, léchant tes maîtres.
N’as-tu donc pas assez de morts ?

Le sang de tes enfants fait la terre vermeille,
Dors dans le charnier aux murs sourds.
Dors, voici s’amasser, abeille par abeille,
L’héroïque essaim des faubourgs !

Montmartre, Belleville, ô légions vaillantes,
Venez, c’est l’heure d’en finir.
Debout ! la honte est lourde et pesantes les chaînes,
Debout ! il est beau de mourir !

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La nuit de la mort de Vaillant (1)

Dies iræ, dies illa
Solvet scelum in favilla. (2)
Jamais ne viendra donc la fin ?
Dorment-ils tous, les meurt-de-faim ?
Jamais, jamais le dernier jour
Ne les jettera-t-il à leur tour
Dans les angoisses de la mort,
Ces bandits que la rage mord ?

Toujours, esclaves et bourreaux,
Bâtiront-ils leurs échafauds ?
Amis, dans l’ombre entendez-vous
Gronder la mer aux noirs remous ?
Elle monte et les couvrira.
Dies iræ, dies illa…
Elle couvre, pourpre de sang,
L’Elysée et le Vatican.
Compagnons, arrachons nos cœurs,
Ne soyons plus que des vengeurs.

Passons, effrayants et maudits,
Afin que les maux soient finis.
Comblons l’abîme avec nos corps.
Amis, n’oubliez pas les morts…
La légende des temps nouveaux
Fleurira parmi les tombeaux.
C’est le destin ; le maître est dur.
C’est pourquoi le fer sera pur.
Dies iræ, dies illa,
Solvet scelum in favilla.

(1) L’anarchiste Auguste Vaillant (1861-1894) a lancé le 9 décembre 1893 une bombe rempli de clous dans l’hémicycle de la Chambre des députés pour punir « les premiers responsables des souffrances sociales ». Une cinquantaine de personnes sont légèrement blessées, il sera malgré tout condamné à mort et guillotiné le 5 février 1894. C’est le début des attentats anarchistes…
(2)
Deux premiers vers du chant grégorien en latin « Dies irae » : « Dies iræ, dies illa / Solvet scelum in favilla » - « Jour de colère, jour fameux / Qui réduira le monde en cendres ».

(Paru dans « La Revue anarchiste », n° 4, mars 1930).

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Les hirondelles

Hirondelle qui vient de la nue orageuse
Hirondelle fidèle, où vas-tu ? dis-le-moi.
Quelle brise t’emporte, errante voyageuse ?
Ecoute, je voudrais m’en aller avec toi,

Bien loin, bien loin d’ici, vers d’immenses rivages,
Vers de grands rochers nus, des grèves, des déserts,
Dans l’inconnu muet, ou bien vers d’autres âges,
Vers les astres errants qui roulent dans les airs.

Ah ! laisse-moi pleurer, pleurer, quand de tes ailes
Tu rases l’herbe verte et qu’aux profonds concerts
Des forêts et des vents tu réponds des tourelles,
Avec ta rauque voix, mon doux oiseau des mers.

Hirondelle aux yeux noirs, hirondelle, je t’aime !
Je ne sais quel écho par toi m’est apporté
Des rivages lointains ; pour vivre, loi suprême,
Il me faut, comme à toi, l’air et la liberté.

(Avril 1861, publié par « L’anarchie » le 15 février 1906.)

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Les corbeaux

Là-haut, sur les sapins sont de doux nids d’oiseaux ;
Dans le bois ténébreux ce sont de noirs corbeaux.

De la Germanie à l’Ukraine,
Ils ouvrent leurs ailes au vent ;
Ils s’en vont jetant dans la plaine
Leurs voix en rauque râlement.
Pour eux la moisson est superbe ;
Les morts sont là, semés dans l’herbe,
Ô noirs oiseaux, comme un froment.

Allez, et dans les yeux pleins d’ombre,
Ainsi qu’en des coupes, buvez ;
Allez, corbeaux, allez sans nombre,
Vous serez tous désaltérés ;
Puis, revenant à tire-d’aile,
Au nid portez la chair nouvelle ;
Vos doux petits sont affamés.

Allez, corbeaux, prenez sans crainte
Ces affreux et sacrés lambeaux ;
Contre vous n’ira nulle plainte ;
Vous êtes purs, noirs oiseaux.
Allez vers les peuples esclaves,
Allez semant le sang des braves,
Qu’il germe pour les temps nouveaux !

Là-haut sur les sapins sont de doux nids d’oiseaux ;
Dans le bois ténébreux ce sont de noirs corbeaux.

(Avril 1861, publié par « L’anarchie » le 15 février 1906.)

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Chanson de cirque (Corrida de Muerte)

Les hauts barons blasonnés d’or,
Les duchesses de similor,
Les viveuses toutes hagardes,
Les crevés aux faces blafardes,
Vont s’égayer. Ah ! oui, vraiment,
Jacques Bonhomme est bon enfant.

C’est du sang vermeil qu’ils vont voir.
Jadis, comme un rouge abattoir,
Paris ne fut pour eux qu’un drame ;
Et ce souvenir les affame ;
Ils en ont soif. Ah ! oui, vraiment,
Jacques Bonhomme est bon enfant.

Peut-être qu’ils visent plus haut.
Après le cirque, l’échafaud ;
La morgue corsera la fête.
Aujourd’hui seulement la bête,
Et demain l’homme. Ah ! oui, vraiment
Jacques Bonhomme est bon enfant.

Les repus ont le rouge aux yeux.
Et cela fait songer les gueux,
Les gueux expirant de misère.
Tant mieux ! aux fainéants la guerre ;
Ils ne diront plus si longtemps :
Jacques Bonhomme est bon enfant.

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La source

Sous la fenêtre au noir grillage,
Sans cesse on entend couler l’eau.
On se croirait en un village
Où doucement chante un ruisseau,
Ou bien dans les bois, sur la mousse,
Ouïr la source claire et douce
Qu’aiment le pâtre et le troupeau.
Ô source, coule, coule,
Coule, coule toujours.
Ainsi roule la houle,
Ainsi tombent les jours.
La nature, féconde mère,
Abreuve le tigre et l’agneau.
Ils apaisent leur soif entière
Sans jamais tarir le ruisseau.
Le soleil est à tous les êtres ;
Les hommes seuls donnent des maîtres
Aux bois, à l’herbe des coteaux.

Quand la neige couvre la terre,
Les loups hurlant au fond du bois,
Devant leur commune misère,
Ont les hasards pour seules lois.
L’homme, sur la grande nature,
Pour quelques tyrans la capture,
Burlesque et naïf à la fois.

De toutes les sources du monde,
La seule que rien ne trahit,
Qui, par bouillons, s’élance et gronde,
C’est le sang coulant jour et nuit,
Par les monts et par la vallée.
A ses quatre veines, saignée,
La race humaine, sans répit,

Elle saigne, elle saigne encore.
Et la goule société,
Sans cesse, du soir à l’aurore,
De l’aurore au soir, la dévore,
Horrible de férocité.
Et nul encor, sur la mégère,
Afin de délivrer la terre,
D’un bras assez sûr n’a frappé.
Pourtant, la fourmilière humaine
Manque d’abri, manque de pain.
On sait que toute plainte est vaine
Des petits qui meurent de faim.
Toute révolte est enchaînée.
La terre semble abandonnée
Au privilège souverain.

Ah ! que vienne enfin l’anarchie !
Ah ! que vienne l’égalité !
L’ordre par la seule harmonie,
Le bonheur dans la liberté !
Voici se lever, sur le monde,
Une époque grande et féconde,
Les jours d’un séculaire été.
Cesse, ô source sanglante,
Coulant depuis toujours
Monte, houle géante.
Tombez, heures et jours !

(Paru dans « La Revue anarchiste » n° 4, mars 1930.)

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Les œillets rouges
(A Ferré) (1)

Si j’allais au noir cimetière,
Frère, jetez sur votre sœur,
Comme une espérance dernière,
De rouges œillets tout en fleurs.

Dans les derniers temps de l’Empire,
Lorsque le peuple s’éveillait,
Rouge œillet, ce fut ton sourire
Qui nous dit que tout renaissait.

Aujourd’hui, va fleurir dans l’ombre
Des noires et tristes prisons.
Va fleurir près du captif sombre,
Et dis-lui bien que nous l’aimons.

(Prison de Versailles, paru dans « La Revue anarchiste » n° 4, mars 1930.)

(1) Théophile Ferré (1846-1871), blanquiste, membre du Conseil de la Commune, sera fusillé par les Versaillais. Louise Michel en était éprise.

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A mes frères

Sur le cadran brisé rapides vont les jours
Passez toujours
Emportez tout les haines les amours

Passez passez heures journées !
Que l’herbe pousse sur les morts !
Tombez, choses à peine nées ;
Vaisseaux, éloignez-vous des ports ;
Passez, passez, ô nuits profondes.
Emiettez-vous, ô vieux monts ;
Proscrits ou morts nous reviendrons
Des cachots, des tombes, des ondes.

Nous reviendrons, foule sans nombre ;
Nous reviendrons par tous les chemins,
Spectres vengeurs sortant de l’ombre.
Nous viendrons, nous serrant les mains,
Les uns dans les pâles suaires,
Les autres encore sanglants,
Pâles, sous les rouges bannières,
Les trous des balles dans leur flanc.

Tout est fini ! Les forts, les braves,
Tous sont tombés, ô mes amis,
Et déjà rampent les esclaves,
Les traîtres et les avilis.
Hier, je vous voyais, mes frères,
Fils du peuple victorieux,
Fiers et vaillants comme nos pères,
Aller, la Marseillaise aux yeux.

Frères, dans la lutte géante,
J’aimais votre courage ardent,
La mitraille rouge et tonnante,
Les bannières flottant au vent.
Sur les flots, par la grande houle,
Il est beau de tenter le sort ;
Le but, c’est de sauver la foule,
La récompense, c’est la mort.

Vieillards sinistres et débiles,
Puisqu’il vous faut tout notre sang,
Versez-en les ondes fertiles,
Buvez tous au rouge océan ;
Et nous, dans nos rouges bannières,
Enveloppons-nous pour mourir ;
Ensemble, dans ces beaux suaires,
On serait bien là pour dormir.

(Maison d’arrêt de Versailles, 4 septembre 1871.)

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Eternité

On en est à ce point de honte
De dégoût profond et vainqueur,
Que l’horreur ainsi qu’un flot monte,
Que l’on sent déborder son cœur.
Vous êtes aujourd’hui nos maîtres ;
Notre vie est entre vos mains ;
Mais les jours ont des lendemains,
Et parmi vous sont bien des traîtres.

Passons, passons les mers, passons les noirs vallons,
Passons, passons
Passons, que les blés mûrs tombent dans les sillons.

Envoyez-nous loin de la France ;
Les pieds y glissent dans le sang ;
Les vents y soufflent la vengeance ;
Entre nous, l’abîme est trop grand.
Laissez-nous partir tous ensemble
Dans les tempêtes de l’hiver,
Sur les flots grondants de la mer,
Vers quelque sol brûlant qui tremble.

Là du moins, nous serons, mes frères,
Sur un sol libre et généreux.
Nos villes sont des cimetières ;
L’ombre des palmiers vaut bien mieux
Si tout passe comme les rêves.
Le progrès a l’éternité ;
Et toujours ton nom, liberté,
Soufflera dans le vent des grèves.

Creusez-nous une vaste tombe,
Exil ou mort, mais pour nous tous :
Là, comme la feuille qui tombe,
Les heures passeront sur nous ;
Sur nous, scellez l’ombre immense
Qui couvre l’éternel repos,
L’oubli de ce qui fut la France,
Comme la pierre du tombeau.

Mais sachez bien, vainqueurs sublimes,
Que si vous en frappez un seul,
Il faudra, poursuivant vos crimes,
Sur tous étendre le linceul ;
Nous fatiguerons votre rage,
Pour vous jeter, froids assassins,
Toujours notre sang au visage.
Nous renaîtrons tous sous vos mains.

Passons, passons les mers, passons les noirs vallons,
Passons, passons
Passons, que les blés mûrs tombent dans les sillons.

(Maison d’arrêt de Versailles, octobre 1871.)

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Les ouvriers de Rouen (1)

Le savons-nous bien tous ? Tandis qu’en nos demeures,
Nous laissons, en songeant, passer sur nous les heures,
Moi, tandis que j’écris,
Et que d’autres s’en vont dans les fêtes bruyantes,
En France, près de nous, sont des bouches mourantes
Dont nul n’entend les cris !

Ah ! nous sommes des fous ou bien des misérables !
Nous jetons aux prisons, aux bourreaux, les coupables,
Et nous disons : Horreur !
Le bandit, il est vrai, frappe au cœur sa victime,
Mais nous laissons mourir. – Il est plus magnanime,
Faisant moins de douleur.

Et nous nous disons grands, justes, bons et paisibles !
Ah ! quand nous paraîtrons aux assises terribles
De la postérité,
Ne disons point trop haut, de peur des ombres pâles
Dont il évoquerait encor les derniers râles,
Ce mot : Fraternité !

Oui ! depuis plus d’un an compté par la souffrance,
On mourait à Rouen, n’ayant plus d’espérance,
Quand nous l’avons appris !
Nous ne le savions pas ! Et les plaintes des mères
Et des petits enfants, dans les bises amères
Pleuraient toutes les nuits !

Nous savons maintenant. Ah ! point de cœurs vulgaires
Qui pèsent leur offrande ! il faut sauver nos frères
Sans perdre un seul instant.
Donnons sans balancer, donnons jusqu’à nos âmes,
Tous, qui que nous soyons, hommes, enfants ou femmes ;
On tue en hésitant !

Vite ! Tandis que nous disons : « Il faut souscrire »
La nuit, dans les chemins, un pauvre enfant expire.
Car nous le savons tous :
Quand les pères n’ont plus aucune nourriture,
Les enfants, dans les champs, s’en vont à l’aventure,
Sur la pitié des loups.

Ils s’en vont, et la ville est au loin effacée ;
Ils ont peur ; les plus grands prennent, l’âme glacée,
Les petits par la main.
Ils s’en vont, et sur eux se répand la grande ombre ;
Beaucoup ne souffrent plus, hélas ! car le froid sombre
A fait taire la faim !

(1) Suite à la guerre de Sécession (1861-1865) en Amérique du Nord et à l’arrêt des exportations de coton, l’industrie cotonnière de Rouen connut une grave crise et les ouvriers tisserands furent réduits à la misère.

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Manifestation de la paix (1870)

C’est le soir, on s’en va marchant en longues files,
Le long des boulevards, disant : la paix ! la paix !
Dans l’ombre on est guetté par les meutes serviles.
O liberté ! ton jour viendra-t-il jamais ?

Et les pavés, frappés par les lourds coups de canne,
Résonnent sourdement, le bandit veut durer ;
Pour rafraîchir de sang son laurier qui se fane,
Il lui faut des combats, dût la France sombrer.

Maudit ! de ton palais, sens-tu passer ces hommes ?
C’est ta fin ! Les vois-tu, dans un songe effrayant,
S’en aller dans Paris, pareils à des fantômes ?
Entends-tu ? dans Paris dont tu boiras le sang.

Et la marche, scandée avec son rythme étrange,
A travers l’assommade, ainsi qu’un grand troupeau,
Passe ; et César brandit, centuple, sa phalange
Et pour frapper la France il fourbit son couteau.

Puisqu’il faut des combats, puisque l’on veut la guerre,
Peuples, le front courbé, plus tristes que la mort,
C’est contre les tyrans qu’ensemble il faut la faire :
Bonaparte et Guillaume auront le même sort.

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A bord de « la Virginie » (septembre 1873)

Voyez, des vagues aux étoiles
Peindre ces errantes blancheurs !
Des flottes sont à pleines voiles
Dans les immenses profondeurs ;
Dans les cieux, des flottes de mondes,
Sur les flots, les facettes blondes
De phosphorescentes lueurs.

Et les flottantes étincelles,
Et les mondes au loin perdus
Brillent ainsi que des prunelles ;
Partout vibrent des sons confus.
Au seuil des légendes nouvelles
Le coq gaulois frappe ses ailes.
Au guy l’an neuf, Brennus, Brennus.

L’aspect de ces gouffres enivre.
Plus haut, ô flots ! plus fort, ô vents!
Il devient trop cher de vivre,
Tant ici les songes sont grands ;
Il vaudrait bien mieux ne plus être
Et s’abîmer pour disparaître
Dans le creuset des éléments.

Enflez les voiles, ô tempêtes !
Plus haut, ô flots ! plus fort, ô vent !
Que l’éclair brille sur nos têtes,
Navire, en avant ! en avant !
Pourquoi ces brises monotones ?
Ouvrez vos ailes, ô cyclones !
Traversons l’abîme béant.

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Dans les mers polaires (1873)

La neige tombe, le flot roule,
L’air est glacé, le ciel est noir,
Le vaisseau craque sous la houle
Et le matin se mêle au soir.

Formant une ronde pesante,
Les marins dansent en chantant ;
Comme un orgue à la voix tonnante,
Dans les voiles souffle le vent.

De peur que le froid ne les gagne,
Ils disent au pôle glacé
Un air des landes de Bretagne,
Un vieux bardit (1) du temps passé.

Et le bruit du vent dans les voiles,
Cet air si naïf et si vieux,
La neige, le ciel sans étoile,
De larmes emplissent les yeux.

Cet air est-il un chant magique,
Pour attendrir ainsi le cœur ?
Non, c’est un souffle d’Armorique,
Tout rempli de genêts en fleur.

Et c’est le vent des mers polaires,
Tonnant dans ses trompes d’airain
Les nouveaux bardits populaires
De la légende de demain.

(1) Bardit : chant de guerre des anciens Germains.

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Versailles capitale

Oui, Versailles est capitale.
Ville corrompue et fatale,
C’est elle qui tient le flambeau,
Satory lui fait sentinelle,
Et les bandits la trouvent belle,
Avec un linceul pour manteau,
Versailles, vieille courtisane,
Sous sa robe que le temps fane,
Tient la République au berceau,
Couverte de lèpre et de crime.
Elle souille ce nom sublime,
En l’abritant sous son drapeau.
Il leur faut de hautes bastilles,
Pleines de soldats et de filles,
Pour se croire puissants et forts,
Tandis que sous leur poids immonde,
La ville où bat le cœur du monde,
Paris, dort du sommeil des morts,
Malgré vous le peuple héroïque,
Fera grande la République ;
On n’arrête pas le progrès,
C’est l’heure où tombent les couronnes,
Comme à la fin des froids automnes,
Tombent les feuilles des forêts.

(Prison de Versailles, octobre 1871.)

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Chanson des prisons

Quand la foule aujourd’hui muette,
Comme l’Océan grondera,
Qu’à mourir elle sera prête,
La Commune se relèvera.

Nous reviendrons foule sans nombre,
Nous viendrons par tous les chemins,
Spectres vengeurs sortant de l’ombre,
Nous viendrons nous serrant les mains.

Les uns pâles, dans les suaires,
Les autres encore sanglants
Les trous de balles dans leurs flancs,
La mort portera les bannières.

Le drapeau noir, crêpe de sang ;
Et pourpre fleurira la terre,
Libre sous le ciel flamboyant.

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Hiver et nuit

Soufflez, ô vents d’hiver, tombe toujours, ô neige,
On est plus près des morts sous tes linceuls glacés.
Que la nuit soit sans fin et que le jour s’abrège :
On compte par hivers sur les froids trépassés.

J’aime sous les sombres nuées,
O sapins, vos sombres concerts,
Vos branches du vent remuées
Comme des harpes dans les airs.
Ceux qui sont descendus dans l’ombre
Vers nous ne reviendront jamais.
D’hier ou bien de jours sans nombre
Ils dorment dans la grande paix.
Quand donc, comme on roule un suaire
Aux morts pour les mettre au tombeau,
Sur nous tous verra-t-on notre ère
Se replier comme un manteau ?
Pareil au grain qui devient gerbe,
Sur le sol arrosé de sang,
L’avenir grandira superbe
Sous le rouge soleil levant.

Soufflez, ô vents d’hiver, tombe toujours, ô neige,
On est plus près des morts sous tes linceuls glacés.
Que la nuit soit sans fin et que le jour s’achève :
On compte par hivers chez les froids trépassés.

(Centrale d’Auberive, 28 novembre 1872.)

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Sous les niaoulis

Sous les niaoulis, les arbres des tribus,
Nous écoutons les flots aux murmures confus.

Il faut que l’aube, se lève ;
Chaque nuit recèle un matin.
Pour qui la veille n’est qu’un rêve,
L’herbe folle deviendra grain.
Les flots roulent, le temps s’écoule,
Le désert deviendra cité.
Sur les mornes que bat la houle
S’agitera l’humanité.

Nous apparaîtrons à ces âges
Comme nous voyons maintenant
Devant nous les tribus sauvages,
Dont les rondes vont tournoyant ;
Et de ces races primitives,
Se mêlant au vieux sang humain,
Sortiront des forces actives.
L’homme monte comme le grain.

Sur les niaoulis gémissent les cyclones,
Sonnez, ô vents des mers, vos trompes monotones !

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Fragment

Tout dormait dans la nuit et dans l’ombre profonde
A peine si le vent faisait frissonner l’onde
Ou froissait le roseau ;
Et dans l’immense paix, les ifs du cimetière
Murmuraient doucement : il fait bon sous la terre,
O morts, dans les tombeaux.

Sous l’herbe haute et verte où sont les moissons blondes
Germant comme le blé, sous les bois, sous les ondes.
Tout change et se confond,
Et la vie et la mort, – néant de toutes choses.
Poussière qui renaît au calice des roses
Et dans l’humus fécond.

Le temps, dans ce creuset que tout recouvre d’ombre,
Amoncelle sans fin êtres et jours sans nombre ;
Tout va se transformant,
Et le protoplasma, sous les vagues mouvantes,
Et les groupes humains et les sphères ardentes
Dans le grandissement.

Comme en des océans à la fin de leur route,
Les êtres en mourant y tombant goutte à goutte
Et sans se souvenir.
Et l’éternité mêle au creuset où tout passe
Les plantes et la chair, les êtres et la race ;
Tout change sans finir :

Un fluide, peut être ainsi qu’une atmosphère,
Revêt pour quelques jours les êtres et la sphère,
Dispersés par la mort ;
Il s’en va dans l’espace avec le dernier râle,
Dans l’espace où tournoie et la matière astrale
Et la vie à plein bord.

Comment voulons-nous donc, quand tout change sans cesse,
Régler tout l’univers sur notre petitesse !
Quoi ! serions-nous donc sourds ?
Il n’est point d’autre loi que celle d’harmonie ;
Chaque note, chaque être a, sans qu’on l’y convie,
Heure et place toujours.

Dans le noir infini, tous les groupes d’étoiles
S’attirent librement, voguant à pleines voiles,
Et sans fin et sans bord ;
Nulle main ne conduit les soleils dans l’espace,
Ainsi tout groupe humain et tout être a sa place,
Sa note de l’accord.

(Publié dans Harmonie, décembre 1892.)

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Océan
Fragment de la légende du Barde

Sur les races qui se transforment,
Sombre orage elles passeront,
Et si ceux qui veillent s’endorment
Ceux qui sont morts s’éveilleront.

Victor Hugo

Comme le flot grondant qui gagne le rivage,
Revenez, souvenirs d’hier ou de longtemps,
Revenez, c’est l’instant ; par la nuit et l’orage
Les Morts hantent les ouragans.

Tout enfant, un navire éblouissait mon rêve ;
Il voguait, je ne sais sur quelle vaste mer,
A pleines voiles, seul vers l’horizon sans grève ;
Il semble que c’était hier.

Un autre songe encore a troublé mon enfance :
Une main pâle et froide, en de profondes nuits,
Me tendait un poignard, et le sombre silence
Disait : les destins sont écrits.

Dans mon rêve souvent ont flotté des bannières,
Flamboyantes dans l’ombre ou noires dans les nuits ;
Les clartés de six mois dans les glaces polaires
Et l’Océan aux rauques bruits.

O mes amis, j’ai vu le navire du rêve ;
Tiendrai-je le poignard du rêve dans ma main ?
Ne faut-il pas toujours que le destin s’achève ?
Qu’importe ce soir ou demain !

Longtemps j’ai regardé Bonaparte l’infâme,
Me souvenant du songe, et son règne a passé.
Ce n’était donc pas lui ! Cependant de mon âme
Le songe n’est point effacé.

J’ai pensé bien souvent à l’étrange présage
Quand l’héritier sinistre essayait de grandir.
Mais ce n’était pas lui ; la flèche d’un sauvage,
Jeune encore l’a fait mourir.

J’ai vu sur les grands flots le navire du rêve,
J’ai dans le ciel en feu vu les drapeaux flottants ;
Je reverrai peut-être une lointaine grève
Amis, laisse souffler les vents.

(Publié dans Harmonie, février 1893.)

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