Quelques Marseillaises

Tout le monde ou presque connaît « La Marseillaise » (Wikipédia), chant patriotique composé par Rouget de Lisle en 1792. A l’origine, c’est un « chant de guerre révolutionnaire, un hymne à la liberté, un appel patriotique à la mobilisation générale et une exhortation au combat contre la tyrannie et l’invasion étrangère ». Oui, mais devenu hymne national, deux cent trente ans plus tard, il ne reste plus que le chant guerrier, nationaliste, belliqueux… Heureusement il existe bien d’autres « Marseillaises » : pacifiste, revendicative, sociale, égalitaire, anticléricale, satirique, antiraciste, anticolonialiste…

Pour répondre à une… « Marseillaise de l’Allemagne » du poète allemand Becker, quelque peu combattive : « Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, quoiqu’ils le demandent dans leurs cris comme des corbeaux avides. (…) Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, jusqu’à ce que les ossements du dernier homme soient ensevelis dans ses vagues. » (voir texte), Alphonse de Lamartine signe en 1841 une « Marseillaise de la paix » :
« L’amour s’arrête-t-il où s’arrêtent vos pas ?
Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie :
“L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie ;
La fraternité n’en a pas !”
Roule libre et royal entre nous tous, ô fleuve !
Et ne t’informe pas, dans ton cours fécondant,
Si ceux que ton flot porte ou que ton urne abreuve
Regardent sur tes bords l’aurore ou l’occident. »

Une autre « Marseillaise de la paix », écrite par le pasteur libéral Martin Paschoud (1802-1873) et publié pour la première fois en 1878 (Gallica), est à signaler :
« Allons, enfants de la patrie,
Le jour de gloire est arrivé,
De la Paix, de la Paix chérie,
L’étendard brillant est levé ! (bis)
Entendez-vous vers nos frontières,
Tous les peuples ouvrant leurs bras,
Crier à nos braves soldats :
Soyons unis, nous sommes frères !
Plus d’armes, citoyens, rompez vos bataillons !
Chantez,
Chantons !
Et que la Paix féconde nos sillons ! »

Ce texte, repris dans l’Almanach de la Paix de 1892 (version numérisée), a inspiré le pédagogue libertaire Paul Robin (1837-1912, biographie) et ses élèves de Cempuis pour livrer la leur :
« De l’universelle patrie
Puisse venir le jour rêvé
De la paix, de la paix chérie
Le rameau sauveur est levé (bis)
On entendra vers les frontières
Les peuples se tendant les bras
Crier : il n’est plus de soldats !
Soyons unis, nous sommes frères.
Refrain
Plus d’armes, citoyens !
Rompez vos bataillons !
Chantez, chantons,
Et que la paix
Féconde nos sillons ! »
Cette version est sans doute plus structurée et plus percutante. Le groupe Chanson plus bifluoré l’a enregistrée (écoute)

Charles Keller (1843-1913, biographie), membre de la Fédération jurassienne et communard, écrit au cours de l’année 1870 un poème qui, mit en musique par James Guillaume (1844-1916, biographie), sous le pseudonyme de Jacques Glady, allait devenir très populaire parmi les membres de l’Association internationale des travailleurs (AIT). La chanson fut publiée dans l’Almanach du peuple pour 1874 sous le titre « Le Droit du travailleur ». Mais on la retrouve sous différents noms : « L’Alsacienne », « La Jurassienne » (en Suisse), « La Marseillaise des travailleurs » (en France) :
« Nègre de l’usine,
Forçat de la mine,
Ilote du champ,
Lève-toi peuple puissant ;
Ouvrier, prends la machine !
Prends la terre, paysan !
Ouvrier, prends la machine !
Prends la terre, paysan ! »

Fabrice Lançon nous en livre une interprétation.

En 1865, Louise Michel (1830-1905, biographie) a commis, pour sa part, une « Marseillaise noire » plus empreinte de républicanisme que d’anarchisme (1). Poème de jeunesse, assez peu inspiré à notre goût :
« La nuit est courte et fugitive,
En avant, tenons-nous la main
Garde à toi, citoyen, qui vive
Républicain, républicain.
Entendez-vous les cris d’alarme ?
Ecoutez gémir le tocsin,
Lève-toi peuple, aux armes, aux armes,
Passons, passons les mers, passons les noirs vallons,
Passons, passons,
Passons ; que les blés mûrs tombent dans les sillons. »
Beaucoup plus intéressante, cette « Marseillaise noire » écrite peu après la guerre de Sécession par Camille Naudin, un poète noir de La Nouvelle-Orléans d’origine française, et qui fut publiée le 17 juin 1867 dans La Tribune de La Nouvelle Orléans. Malgré ses appels à Jésus, ce chant dépasse la revendication humanitaire en prônant le combat social (« Debout ! L’heure est venue, à chaque travailleur / Le pain, le pain qu’il a gagné, qu’importe sa couleur »), l’égalité et la solidarité entre personnes opprimées : « Allons ! malgré votre race, / Hommes de couleur, unissez-vous, / Car le soleil luit pour tous. » Une adaptation, expurgée de ces accents chrétiens, a été enregistrée par Edgard Ravahatra.


Tout cela nous amène à l’impérialisme français et à cet hymne national qui est depuis longtemps en totale opposition avec son message initiale de liberté et de refus de la mainmise étrangère. « La Marseillaise des requins » due à la plume du poète libertaire Gaston Couté (1880-1911, biographie), peu de temps avant sa mort, n’a pas pris une ride. Elle dénonce le rôle de l’armée au service de la classe possédante et l’intérêt des guerres pour l’enrichissement de quelques-uns. Sans oublier les conquêtes coloniales :
« Allez ! guerriers pleins de courage,
Petits fils de la liberté,
Allez réduire en esclavage
De pauvr’s Arbis épouvantés !
(bis)
Dans leurs douars, que le canon tonne
Plus fort que le tonnerr’ d’Allah :
Nous align’rons pendant c’temps-là,
Des chiffres en longues colonnes ! » (Ecoute.)

La verve anticléricale s’est exprimée au moins avec trois « hymnes ». Le plus ancien, « La Marseillaise anticléricale », a été écrit par Léo Taxil (1854-1907, biographie) en 1881. Son auteur, anticlérical puis antimaçon, sent le soufre : mystificateur, pas très honnête, quelque peu délateur… il défend dans ce texte la position radical-socialiste qui appelle à voter pour le Parti radical afin de combattre le cléricalisme :
« Allons ! Fils de la République,
Le jour du vote est arrivé !
Contre nous de la noire clique
L’oriflamme ignoble est levée. (bis)
Entendez-vous tous ces infâmes
Croasser leurs stupides chants ?
Ils voudraient encore, les brigands,
Salir nos enfants et nos femmes !
Refrain
Aux urnes, citoyens, contre les cléricaux !
Votons, votons et que nos voix
Dispersent les corbeaux ! »
Chantée par Marc Ogeret.

Quelques années plus tard, nous trouvons une « Marseillaise des libres penseurs » (1888) dont on ne connaîtrait pas l’auteur. Si l’on se réfère au Bulletin mensuel de la Libre Pensée de septembre 1890, il s’agirait d’un certain Louis Ragot, âgé alors de 70 ans et résidant à Nevers (Nièvres). Le texte présenté ici est extrait de l’ouvrage Marseillaise, Marseillaises publié par la Ligue des droits de l’Homme aux éditions Le Cherche Midi. Est-il complet, nous en doutons un peu (2). Quoi qu’il en soit, il illustre bien la lutte à laquelle se livraient cléricaux et libres penseurs :
« Soldats de la Libre pensée,
Debout à son salut veillons :
Contre nous, l’Eglise insensée
Lève encore ses noirs bataillons ! (bis)
Entendez-vous leurs voix étranges ?
Leurs anathèmes furieux ?
Et leurs défis audacieux,
A nos généreuses phalanges ?
Allons, libres penseurs, à l’œuvre ! Travaillons !
Luttons ! (bis) contre l’infâme et ses noirs bataillons ! »

« La Marseillaise des calotins », signé Panurge, a été publiée dans le premier numéro des Corbeaux (Gallica) en avril 1905, peu de temps avant la promulgation de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat (décembre 1905). Elle met en scène de façon facétieuse un responsable clérical qui se lamente :
« Allons, Enfants de nos calottes,
Nos derniers jours sont arrivés.
L’appui d’ la Ligu’ des Patriotes
N’y peut rien : nous sommes coulés ! (bis)
Oui, jusqu’au fond de nos villages,
Où tout le monde au temps jadis
Nous étaient humblement soumis,
Nous perdons des tas de suffrages !
Mettons-nous à genoux, faisons des oraisons !
Prions, prions avec ardeur tous les saints, nos patrons ! »

Bien d’autres variantes de « La Marseillaise » (y compris celles de la réaction) ont été créées, nous n’en citerons que quelques-unes pour conclure :
– « La Marseillaise des cotillons » (texte), hymne féministe de Louise de Chaumont publié en 1848 dans La République des femmes, organe des Vésuviennes, jeunes femmes suivant la tradition saint-simonienne d’émancipation féminine ;
– « La Marseillaise de la Commune » (1872), due à Mme Jules Faure, née de Castellane (écoute) ;
« La Nouvelle Marseillaise des mineurs », texte de protestation contre l’exploitation des mineurs écrit par le mineur Séraphin Cordier ;
– la version reggae de Serge Gainsbourg (1979), sous le titre de « Aux armes et cætera » (écoute) ;
– la version de Graeme Allwright (écoute), une belle réécriture de l’hymne national pour mettre en avant la paix et la liberté.

P.B.

(1) Elle ne se déclara anarchiste qu’au retour du bagne vers 1880. Au cours de ces premières années de régime républicain, certains soupireront déjà : « Ah ! que la République était belle sous l’Empire ».
(2) Nous avons été surpris de constater que, dans cet ouvrage, des versions tronquées étaient présentées sans indication de coupe. Il manque par exemple quatre strophes à « La Marseillaise des travailleurs » et les strophes 2, 3 et 5 de « La Marseillaise des requins » de Gaston Couté.

Sites à recommander :
Chansons contre la guerre (en anglais, italien, français) qui contient de nombreux textes antimilitaristes dans différentes langues avec souvent leur traduction. En activité depuis 2003, c’est sans doute celui qui est le plus riche.
Chants de lutte et révolution : « Les chansons présentées sur ce site sont replacées dans leur contexte historique et social. La plupart ont, à des degrés divers, participé ou accompagné les luttes historiques d’une classe sociale qui souffre, qui lutte… et qui le chante. D’autres apportent un éclairage contre le système inhumain que supporte l’humanité depuis trop longtemps. »

Compléments. Grâce aux bons services de la BNF, nous pouvons présenter une version complète de la « Marseillaise des libres penseurs » de Louis Garot, inscrite au dépôt légal en 1885 par l’imprimerie E. Jamin de Laval (Mayenne). Elle présente à la fois des différences et des analogies avec les deux seules premières strophes publiées par la Ligue des droits de l’homme au Cherche Midi éditeur (lire ci-dessus). Parmi les réactions (positives) à notre précédente publication, un correspondant nous signale une Marseillaise hongroise (« Munkás Marseillaise » ou Marseillaise des travailleurs, Gallica), écrite par Sándor Csizmadia (1871-1929), un valet de ferme emprisonné en 1894 pour propagande anarchiste. Incarcéré de façon presque continue jusqu’en 1904, il y apprit à lire et à écrire, et se révéla poète. En 1905, il participa à la création de l’Union des travailleurs campagnards qui se développa rapidement. Pour en savoir plus sur lui, on peut se référer à Achille Dauphin-Meunier, La Commune hongroise et les anarchistes, et plus particulièrement au chapitre VI sur « La politique agraire » (Partage noir). Un autre nous fait remarquer un oubli : « la » Marseillaise (texte - à écouter) de Léo Ferré (1916-1993, biographie). Nous l’avouons ; bien qu’elle ait peu de rapport avec l’air de Rouget de Lisle, il faut s’en souvenir comme un magnifique chant contre la guerre, contre les responsables politiques et militaires qui condamnent des gosses à ne pas vivre leur vie :
« J’connais un’ grue qu’a pas d’principes
Les dents longu’s comme un jour sans pain
Qui dégrafait tous les gamins
Fumant leur vie dans leur cass’-pipe
C’est dans les champs qu’ell’ traîn’ son cul
Où y a des croix comm’ des oiseaux
Des croix blanch’s plantées pour la peau
La peau des autr’s bien entendu. »
Saluons donc ce poète libertaire qui, jusqu’au bout, se montra antimilitariste… en décédant un 14 juillet !

 

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