CEUX D'HIER
Benoît Broutchoux (1879-1944)

La ville (1) où vint, vers l'année 1902, l'homme dont je vais rappeler le souvenir était encore à cette époque une vieille bourgade portant les traces de l'administration et des paroisses du vieux pays d'Artois.

Mais déjà la bourgade s'enveloppait de corons et de vastes cités qui gonflaient sa population et lui donnaient son caractère de capitale du pays noir. Autour de la ville, les chevalets des fosses, les terrils noirs et la gare charbonnière donnaient la note industrielle.

Deux rues conduisaient à l'avenue de la Gare en partant de la Grand-Place ; l'une était la rue de Paris, l'autre la rue Gambetta. Au milieu de la rue de Paris se trouvait le bal et le café tenus par Ferdinand Durieux, un ancien mineur dont on vantait les exploits professionnels et qui s'opposait à Emile Basly (2), à qui il reprochait sa tiédeur. Dans le bas de la rue Gambetta, vers la place, on rencontrait un petit cabaret dont le tenancier portait une longue barbe soigneusement peignée qui avait l'air dépaysé parmi les chopes de bière et les verres de genièvre. L'homme qui portait cette barbe était un besogneux du guesdisrne que l'apôtre avait envoyé dans le noir pays pour convertir les gueules noires et tenter de les soustraire à l'influence de Basly. Le barbu s'appelait Pierre Norange. Il avait l'esprit parisien et l'âme bourguignonne. La clientèle buvait peu et payait mal. Il était piètre bistrot et excellent propagandiste. Il échoua commercialement et politiquement avant de regagner la capitale.

C'est en haut de cette même rue Gambetta, vers la gare, que le syndicat des mineurs avait son siège où le secrétaire, Florent Evrard, et le trésorier Casimir Beugnet accomplissaient une tâche ardue pour maintenir l'organisation ouvrière parmi les tempêtes sociales de l'époque.

En effet, le monde minier était en effervescence ; les idées germaient et se heurtaient. Des grèves d'inspiration guesdiste avaient éclaté l'année précédente pour faire écho aux révoltes de Montceau-les-Mines et de ChaIon-sur-Saône (3), où le sang ouvrier avait coulé. Des Montcelliens étaient venus dans le Pas-de-Calais et y avaient laissé des traces de rébellion contre le vieux syndicat des mineurs. Nous étions guesdistes et adhérents du Parti ouvrier français (P.O.F.), qui avait dans le secteur sa fédération et ses sections locales. La Compagnie de Blanzy s'était débarrassée de ses éléments révolutionnaires en les envoyant à Auchel.

Nous allions chez Norange pour admirer sa barbe et nous enthousiasmer pour les solutions simplistes du collectivisme. C'est là qu'un soir nous vîmes à une table un petit homme noir comme un corbeau, dont les yeux pétillaient de malice. Il était trapu, large de poitrine et ses mains étaient fines. Son costume de velours aussi noir que ses cheveux, sa lavallière de même nuance lui donnaient l'air artiste et vaguement intellectuel des jeunes qui, au passage, ont respiré l'air parisien. Ses pommettes saillantes, ses lèvres fermement dessinées, le bas du visage massif et aigu indiquaient beaucoup de volonté derrière le front bombé à l'ombre d'une toison d'ébène. Le petit gars était brave, amusant, caustique, constamment armé de sarcasmes et d'ironie. Chaque soir, le débat s'engageait entre le petit homme noir et Norange le barbu, entre le libertaire et le collectiviste. Norange catéchisait, l'autre plaisantait. Le libertaire enfermait le poilu dans la caserne dogmatique du P.O.F. en sertissant des perles brillantes que les rires accompagnaient.

Nous sûmes que le petit homme noir s'appelait Benoît Delorme et qu'un certain mystère entourait son nom et sa personne. En réalité, il avait accompagné les proscrits de Montceau qui avaient été dirigés sur Auchel. C'est à Auchel que le vrai Benoît Delorme Iui avait prêté son livret militaire pour qu'il puisse venir se fixer à Lens. Le petit homme noir s'appelait Benoît Broutchoux. Il n'aimait pas les gendarmes ; les gendarmes ne l'aimaient pas. Il avait giflé le commissaire central aux obsèques des fusillés, à Chalon. Poursuivi, il se cachait et il avait pris candidement le nom de son copain.

Le mystère s'évanouit dès la première arrestation dont Broutchoux fut l'objet. Les juges de Béthune le condamnèrent pour usurpation d'état-civil et inaugurèrent pour lui la longue suite des arrestations, des condamnations et des emprisonnements qui s'acharna contre lui pendant quinze ans.

La série continue avec la grande grève de 1902, pendant laquelle il a combattu dans la rue et sur les tribunes publiques. Le petit journal qu'il fait paraître attaque les puissants du jour, cingle les politiciens, dénonce les abus, fustige les compagnies minières, expose et défend les revendications ouvrières. Et Benoît est en prison, souvent en prison. On l'arrête parce qu'il refuse de circuler, parce qu'il est en tête d'un cortège, parce qu'il a prononcé un discours, parce qu'il s'est défendu contre les flics ; parce qu'il a dit « Merde ! » au commissaire.

De 1902 à 1906 il passe la moitié de son temps en prison. Et le plus curieux dans ce calvaire d'un homme, c'est que jamais il ne pousse une plainte. Quand il sort du cachot, il est seulement un peu pâle, plus maigre mais toujours animé de la même fièvre de révolte. Il est pauvre et pourtant il a une femme et deux enfants. Il est toujours sans le sou, mais il sait avoir faim et se complaît mieux dans la misère que dans l'opulence. L'opulence ! Il ne la connaîtra jamais.

Il y eut, peut-on dire, une poussée de broutchoutisme qui s'exerça sur ces régions noires du Nord. Cette poussée vint de la prison, de l'abus de l'emprisonnement, de la persécution exercée contre un seul homme. Le persécuté fait éclore la mystique qui couve dans les entrailles d'une masse d'hommes enfouis dans le ventre noir de la terre.

La mystique explose, flambe, rougeoie le ciel et porte sur la terre du Nord les courants de l'espérance et les grande désirs de conquête sociale.

Le broutchoutisme a eu cette signification ; il a été un moment de la mystique ouvrière.

Quand le persécuté est à nouveau dans son étroite cellule, la flamme s'éteint. Les hommes de compromis règlent l'affaire et la mystique va vers les cendres d'un foyer qui couvera jusqu'aux révoltes nouvelles.

Cette explication du phénomène humain fera mieux apparaître la personnalité de Broutchoux pendant la grève de 1906, qui suivit l'épouvantable catastrophe de Courrières (4).

Broutchoux a épuré son anarchisme, il a compris la valeur du syndicalisme ouvrier. Il veut que le syndicat rejoigne la C.G.T. en dehors de laquelle il est demeuré. Se heurtant à l'hostilité de Basly et de ses amis, il constituera un nouveau syndicat qui représentera la C.G.T. chez les mineurs.

Auparavant il faut livrer bataille. La grève est là, avec ses 160 000 poitrines gonflées de rancune. Les 1 200 morts sont dans les cimetières. Les veuves et les orphelins en larmes sont dans les cortèges. Broutchoux incarne à la fois la rancune et la douleur. Un cri surgira de ce deuil en révolte : « Huit heures ! Huit francs ! » Et ce cri sera la revendication idéalisée, l'étendard du broutchoutisme et du jeune syndicat.

Clemenceau (5) vient. Il dit :
– Où sont les grévistes ?
– Ils sont au bal Durieux et Broutchoux leur parle.

Clemenceau va au bal Durieux et parle aussi aux grévistes. Puis l'affaire suit son cours. Bagarres et cortèges, des morts et des blessés, un lieutenant de dragons est tué. Broutchoux et Pierre Monatte vont en prison, inculpés d'un complot pitoyablement inventé par le pouvoir. Et l'affaire se termine par le compromis prévu par les spécialistes des derniers combats.

Les années qui suivirent cette période trouble auraient pu être fécondes en renforçant les organisations syndicales. Elles ne le furent pas. Les deux syndicats rivaux s'épuisaient en querelles. Toutefois, le sentiment qu'il fallait appartenir à la C.G.T. avait grandi chez les mineurs.

C'était un avantage purement moral. Pour son compte, Broutchoux n'avait pas épuisé sa jeunesse ; il luttait toujours, il allait toujours en prison. Il imprimait lui-même son Réveil syndical à l'aide d'un modeste matériel d'imprimerie acheté par le moyen d'une souscription.

Il était désormais un militant national ayant accès dans les congrès nationaux, où il signait et défendait les motions antimilitaristes et antiguerrières. On l'aimait bien. Les amis savaient qu'il avait engagé des combats inégaux contre des forces puissantes et des milieux hostiles et on ne lui reprochait pas de ne pas avoir triomphé. On l'aimait pour son éloquence particulière qui n'engendrait pas la mélancolie et les ouvriers aimaient l'entendre parce qu'il exprimait leurs sentiments.

Bien sûr, le gars était un peu bohème, ennemi des cols empesés et des cravate à épingle. Il ne plaisait pas à tout le monde.

Quand vint la guerre de 1914, et comme il était naturellement inscrit au Carnet B (6) et que les ordres de Malvy (7) n'arrivèrent pas à temps dans le Pas-de-Calais, notre pauvre Benoît fut embarqué dans une équipe d'espions et emprisonné (8). Une fois libre, il rejoignit son régiment en haute Alsace. Evidemment, on lui chercha querelle. Après lui avoir délivré la carte du combattant, on la lui retira pour de bas motifs.

Pour finir il eut d'autres malheurs : il perdit sa fille, qu'il chérissait ; son fils qu'il aimait beaucoup a été tué par des gendarmes pris de panique. Cet homme avait les sentiments d'un père. Et il est allé mourir, à la fin de cette dernière guerre, dans un coin du Lot où séjournait la famille de sa femme.

Il est mort dans le silence, dans l'oubli, sans connaître heureusement, en raison de son état de santé, l'atroce angoisse qui pesait sur le monde.

Moins oublieux que les parvenus du mouvement syndical, j'ai pensé que le souvenir de ce petit homme noir qui a été un moment émouvant dans notre vie valait la peine d'être rappelé.

Georges DUMOULIN (9).
(Extrait de Défense de l'homme, n° 8, mai 1949.)

Les notes sont de la rédaction.

(1) Il s'agit de Lens dans le Pas-de-Calais.

(2) Emile Basly (1854-1928), syndicaliste mineur puis responsable syndical, est élu député dans le Pas-de-Calais en 1891 et le restera pendant trente-sept ans. En tant que parlementaire, il œuvrera pour améliorer la condition des mineurs. Devenu maire de Lens à partir de 1900, il deviendra peu à peu un notable, surnommé le « Tsar de Lens »

(3) Dès 1882 et jusqu'en 1885, des mineurs anarchistes pratiquèrent plusieurs attentats contre la bourgeoisie locale et les édifices religieux. Leurs péripéties sont relatées par Yves Meunier dans La Bande noire. Propagande par le fait dans le bassin minier (1878-1885) (L'Echappée). En janvier 1901, une grève des mineurs est déclenchée, elle se terminera le 10 mai et fut une des plus longues du mouvement ouvrier (108 jours).

(4) C'est la plus importante catastrophe minière de tous les temps en Europe (1 099 morts). Trois jours après l'explosion, les recherches pour retrouver les survivants sont abandonnées et une partie de la mine est condamnée, pour étouffer l'incendie et préserver le gisement. Des rescapés ont pu remonter à la surface par leurs propres moyens dix-sept jours après l'abandon des recherches.

(5) Georges Clemenceau (1841-1929), le médecin des pauvres, ami de Louise Michel, est devenu en mars 1906 ministre de l'Intérieur. Il se désigne lui-même comme le « premier flic de France » et réprime durement les grèves.

(6) Le Carnet B, fichier créé initialement en 1886 pour surveiller les étrangers et les suspects d'espionnage, sera étendu dès 1907 aux anarchistes, syndicalistes et révolutionnaires susceptibles de s'opposer à la mobilisation. Ils devaient être arrêtés en cas de guerre.

(7) Louis Malvy (1875-1949), ministre de l'Intérieur en juin 1914, décida de ne pas appliquer le Carnet B pour ne pas risquer de briser l'élan patriotique qui se profilait et mettre en péril l'Union sacrée.

(8) On peut lire une relation de cette arrestation dans le journal suisse Le Réveil communiste-anarchiste n° 438 du 24 juin 1916, consultable sur le site Fragments d'histoire de la gauche radicale.

(9) Georges Dumoulin (1877-1963). Devenu socialiste dans les années 1920, il soutint le régime du maréchal Pétain pendant l'Occupation et accepta des responsabilités à Vichy. Condamné à mort par contumace à la Libération, il fut finalement amnistié et consacra la fin de sa vie au catholicisme (lire la notice biographique de Colette Chambelland).

 

ComplÉments d'info
Il existe un site consacré à Benoît Broutchoux où l'on trouve une biographie très complète, quelques écrits et de la documentation. Sur le blog d'Eric Dussart, on pourra savourer La Java de Benoît Broutchoux, paroles d'Igwal sur l'air de La Java des bons enfants de Guy Debord et Francis Lemonnier. Nous avons trouvé deux textes de lui : une préface à la brochure de Lorulot, L'Idole patrie et ses conséquences, et le compte rendu d'une conférence sur La Vie chère faite à Aniche (Nord) en 1911. Côté publications sur Broutchoux, citons la BD de Phil Casoar et Stéphane Callens, Les Aventures épatantes et véridiques de Benoît Broutchoux, rééditée en 1993 par Humeurs noires et le Centre culturel libertaire (CCL) ; et le texte du spectacle théâtral de Gérald Dumont Broutchoux (… et marchons sur la tête des rois !). C'est tout et c'est peu !
Sources des illustrations : Cartoliste - Ficedl-Affiches

 

 

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